honor et médiation d’un conflit

daniel garcía andújar
projet d’archives post-capitalistes,
honor et médiation d’un conflit

La médiation du conflit/Mediating Conflict.
Sylvie Lacerte, commissaire

Maison de la culture du Plateau-Mont-Royal, Montreal, Canada
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Daniel G Andújar

De nos jours, le champ visuel est étroitement associé au territoire contemporain de la culture numérique  : divertissements numériques, publicité… Les artistes ne sont dorénavant plus les seuls capables d’influencer l’imaginaire visuel. Je pense d’ailleurs que nous avons perdu un peu de cette capacité et qu’il est peut-être temps d’arrêter de faire tant de bruit, de produire des images. Cela ne veut pas nécessairement dire cesser de travailler avec des images, ce que nous – artistes – savons bien faire, ou à tout le moins devrions-nous le savoir. Engageons-nous dans cette bataille, mais sachons également apprécier d’autres points de vue. Il importe de découvrir ce qui se cache derrière ces images; en fait, il importe d’enseigner aux gens comment les décoder, de les aider à déchiffrer le code des structures visuelles ; de montrer les antécédents ou l’étayage de toutes ces images; en bref, d’exposer leurs entrailles. Les images constituent un langage riche de potentiel, mais un potentiel engagé dans un combat : qui le contrôle ? Le langage transforme le monde. Voici l’un de nos principaux champs de bataille – posture intellectuelle ? Je ne sais pas. Mais on y travaille.

Honor fait partie des Archives post-capitalistes et, dans cette œuvre, je recycle des échantillons vidéo tirés d’Internet. Ces échantillons proviennent d’enregistrements amateurs réalisés par des combattants actifs sur les points chauds de la guerre globale, aussi bien que de la panoplie de jeux de guerre disponibles sur le marché, qui sont ensuite téléchargés sur Internet. Cette vidéo offre une image décourageante de la similitude croissante entre les imaginations réelles et l’imaginaire virtuel au sein de notre monde.

Les Archives post-capitalistes (1989–2001) se présentent comme un projet multimédia. Elles comprennent plus de 250 000 documents compilés grâce à Internet, couvrant une décennie de travail créatif et disséminés dans des publications, des extraits vidéo, de la documentation et des banques d’images et de sons.

Dans la foulée de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement du bloc communiste, les pays d’Europe de l’Est ont connu une phase dite « post-communiste ». Dans un laps de temps d’à peine dix ans, cette transformation aux multiples visages – quelquefois pacifique, d’autres fois violente (comme dans les pays de l’ancienne Yougoslavie) – est devenue le centre d’intérêt de différents programmes et champs d’études, entraînant diagnostics, théories, mises en garde et critiques. Elle a été saluée par des analystes aussi différents que Ralf Dahrendorf(1) et Slavoj Žižek(2), Timothy Garton Ash(3) et Grzegorz Ekiert(4), Vesna Pusić(5) et Tibor Papp(6), John Le Carré(7) et Fredric Jameson(8), Antonio Negri(9) et Michael Hardt(10), etc.

1. Sociologue, politologue, philosophe et homme politique né en Allemagne, Dahrendorf a adopté la citoyenneté britannique en 1988. Il est connu pour son ouvrage Class and Class Conflict in Industrial Society (1959). Il est professeur au Research Centre for Social Research à Berlin depuis 2005. http://en.wikipedia.org/wiki/Ralf_Dahrendorf

2. Slavoj Žižek est un philosophe et psychanalyste slovène. Il est l’un des interprètes de la psychanalyse lacanienne et a travaillé sur nombre de sujets dont le fondamentalisme, la tolérance, le politiquement correct, les droits de la personne, le postmodernisme, le cyberespace et le multiculturalisme. http://fr.wikipedia.org/wiki/Slavoj_%C5%BDi%C5%BEek

3. Auteur britannique de huit essais politiques sur «l’histoire du présent» qui a présidé à la transformation de l’Europe depuis les vingt-cinq dernières années, Timothy Garton Ash est professeur d’Études européennes à l’université d’Oxford. Il publie régulièrement des articles dans le New York Review of Books, le Guardian, le New York Times, le Washington Post et le Globe and Mail. http://en.wikipedia.org/wiki/Timothy_Garton_Ash

4. Grzegorz Ekiert est professeur de « Government » et chercheur senior à la Harvard Academy for International and Area Studies. Son enseignement et sa recherche portent sur la politique comparative, les changements de régimes et la démocratisation, la société civile et les mouvements sociaux et la politique et les sociétés de l’Europe de l’Est. http://www.gov.harvard.edu/faculty/gekiert/

5. Vesna Pusić est membre du Parlement croate et porte-parole officielle du parti de l’opposition, le Croatian Peoples’ Party – Liberal Democrats. Elle est reconnue pour ses prises de position franches au Parlement. Elle est professeure de sociologie à l’université de Zagreb, est l’un des éditeurs de la revue Erasmus et a été élue vice-présidente du «European Liberal Democrat and Reform Party». http://en.wikipedia.org/wiki/Vesna_Pusic

6. « Tibor Papp est écrivain, peintre et poète, et détourne l’ordinateur de sa fonction première pour en faire l’outil de création de sa poésie sonore, visuelle et ludique. Il vit entre Budapest et Paris. » http://www.boson2x.org/spip.php?auteur41

7. John Le Carré est le nom de plume de David John Moore Cornwell. Il fut membre du British Foreign Service, pendant la guerre froide de 1959 à 1964 et a écrit une vingtaine de romans d’espionnage depuis 1961. http://www.johnlecarre.com/biography.html

8. «Fredric Jameson est un critique littéraire américain et théoricien politique marxiste. Il est connu pour son analyse des courants culturels contemporains; il décrit le postmodernisme comme une spatialisation de la culture sous la pression du capitalisme». Il est professeur de littérature à l’université Duke, Durham, Caroline du Nord. http://fr.wikipedia.org/wiki/Fredric_Jameson

9. Né à Padoue en Italie, Antonio Negri a enseigné la philosophie politique à l’université de sa ville natale. Il fut accusé, notamment, à la fin des années 70, d’être à la tête de certains des attentats des Brigades rouges, dont l’assassinat du parlementaire Aldo Moro, en 1978. Après avoir purgé une partie de sa peine, Negri s’est réfugié en France où il a enseigné à l’université de Vincennes (Paris VIII) et au Collège international de philosophie, où il a côtoyé, entre autres, Jacques Derrida, Michel Foucault et Gilles Deleuze. En 1997 il est rentré en Italie où il a terminé de purger sa peine de prison. Il vit maintenant entre Paris et Venise. http://en.wikipedia.org/wiki/Antonio_Negri

10. Théoricien littéraire américain, Hardt a coécrit Empire (2000) avec Antonio Negri, ouvrage quelques fois qualifié de Manifeste du parti communiste du XXIe siècle. Il enseigne la philosophie politique à l’université Duke, Durham, Caroline du Nord. http://en.wikipedia.org/wiki/Michael_Hardt

Au moyen d’un train de mesures d’urgence – version postmoderne et insuffisante de l’ancien Plan Marshall élaboré pour l’Europe à la suite de la Seconde Guerre mondiale –, l’Occident a dicté une série de recettes économiques, politiques et doctrinales dans l’espoir d’instaurer les conditions d’une économie de marché libre dans les anciens territoires communistes. Que ce soit à l’aide d’une thérapie de choc, comme en Russie, ou par des programmes plus modérés, les efforts de l’Ouest visaient la conversion des pays communistes au capitalisme et à la libre entreprise. Cette manœuvre s’accorde avec les lois fondamentales de la démocratie libérale et la redéfinition des relations internationales inhérentes à cette démocratie (la vie soumise aux diktats du Fonds monétaire international, passage obligé pour faire partie de l’Union européenne et devenir membre de l’OTAN, etc.).

À peine deux décennies plus tard (dix-neuf ans pour être précis), et malgré les théories portant sur la fin de l’histoire prévoyant pour le capitalisme une éternité calme et insipide, on voit que l’Occident s’engage dans une série de changements dont on commence seulement à prendre connaissance de l’ampleur. De la droite comme de la gauche, de Robert Kaplan à l’avant-dernier recyclage de Francis Fukuyama(12), tout autant que chez Ulrich Beck(13) et Oskar Lafontaine(14), la croyance en un ordre mondial reposant sur des fondations sûres a commencé à exploser de la façon la plus inquiétante qui soit.

11. Journaliste américain et l’un des éditeurs de l’Atlantic Monthly, Robert D. Kaplan s’est fait connaître par ses nombreux articles publiés dans le New York Times, le Washington Post, The New Republic, etc. Il a couvert la guerre Irak/Iran au début des années 1980, de même que la guerre entre l’URSS et l’Afghanistan au début des années 1990. Son dernier ouvrage paru chez Random House en 2007, Hog Pilots, Blue Water Grunts : The American Military in the Air, at Sea and on the Ground, lui a valu des critiques négatives selon lesquelles «il aimerait trop la guerre». http://en.wikipedia.org/Robert_D._Kaplan

12. Philosophe, économiste politique et auteur américain, Francis Fukuyama a reçu un doctorat en sociologie de l’université de Chicago et est professeur d’Économie politique internationale à l’université Johns Hopkins à Washington, D.C. Son ouvrage le plus connu est End of History and the Last Man, dans lequel «il prédit le triomphe du libéralisme économique et politique». Fukuyama fut conseiller de l’administration Reagan et l’une des figures importantes dans la formulation des thèses sur le néoconservatisme. http://en.wikipedia.org/wiki/Francis_Fukuyama

13. Sociologue allemand, Ulrich Beck est professeur à l’université de Munich et à la London School of Economics. Son ouvrage, Risk Society : Towards the New Modernity (1992), examine les effets du «capitalisme global». http://en.wikipedia.org/wiki/Ulrich_Beck

14. Homme politique allemand, chef du parti La Gauche (Die Linke), Oskar Lafontaine s’est inscrit en faux contre le projet de Constitution européenne et contre une certaine partie de la gauche française. http://fr.wikipedia.org/wiki/Oskar_Lafontaine

Privés de notre partenaire de danse de l’ère moderne (le socialisme), nous avons commencé à découvrir un libéralisme de plus en plus orthodoxe, de moins en moins démocratique. L’ancien écart sécuritaire entre l’Ouest et l’Est a fait place à une confrontation entre l’Occident et le monde arabe, entre le christianisme et l’islam, entre la démocratie et le terrorisme. Et ces confrontations ont fait surgir une nouvelle carte géopolitique dont les débuts peuvent être situés, chronologiquement, au moment des attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis.

Résumons cela en une phrase : le mur de Berlin s’est aussi effondré sur l’Occident. Et des termes quasi sacrés tels que « solidarité » et « transparence », après avoir joué un rôle déterminant dans l’abolition de gouvernements et de frontières dans les anciens pays de l’empire communiste, ont été enterrés sous les décombres des vieux murs et dans les fondations des nouveaux murs érigés par les politiques mondiales récentes. Nous qualifions cette situation de « post-capitaliste ».

Initié par Daniel G. Andújar et réalisé en collaboration avec Carlos Garaicoa et Iván de la Nuez, le projet Archives post-capitalistes a été présenté pour la première fois à Barcelone, en 2006, dans le cadre de Post-capital : Politiques, Ville, Argent.


Traduction de Jacques Perron

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